On habitait depuis plusieurs années en banlieue parisienne quand on a décidé de partir. On avait d’abord pensé à déménager juste un peu plus loin, en grande banlieue, mais c’était moche et quand même cher. Alors, sur seloger.com, on a commencé à imaginer d’autres existences : on s’est rêvés dans une maison XIXe à Lourdes, dans un bar-restaurant-garage sur les pentes du Mont d’Or, ou dans un pavillon à Douarnenez. C’était joli, mais ça en restait là.
Et puis, comme les urbains perturbés dont on a parlé dans la presse, après les confinements, on a pour de bon décidé de partir, et on a choisi la campagne. On n’avait pas du tout en tête des idées écologiques de « transition » ou de retour à la nature… Dans le fond, ce qu’on voulait, c’était changer de décor, un peu comme quand on était partis en Nouvelle-Zélande six mois, à la faveur d’une bourse d’écriture. On avait constaté là-bas qu’en changeant de lieu, le temps s’allongeait : que rétrospectivement, la vie ne s’était pas écoulée de façon linéaire, comme si le voyage avait creusé quelque chose dans la durée. On avait dans l’idée que la répétition des jours au même endroit faisait passer le temps trop vite, et qu’au contraire, le changement rallongerait la vie.
Amélie a grandi dans le centre bourgeois d’une grande ville et Louis dans une banlieue sans histoire en province. Ni l’un ni l’autre n’avaient jamais vécu à la campagne. Le hasard, la proximité de Paris, et la présence d’amis nous ont menés en Puisaye. La beauté a compté aussi dans ce choix : le paysage vallonné de bocages, farci d’étangs, de mares, de bois ressemble à la campagne qu’on dessine, enfants. Et au fond, c’est un peu l’enfance qu’on cherche en passant tous les deux nos journées à peindre ou à inventer des histoires.
Quand on a déménagé, le dépaysement a été littéral, et bien plus profond qu’un simple changement de décor : à deux heures de Paris, nos habitudes ont été aussi chamboulées qu’aux antipodes. On n’avait pas imaginé un bouleversement aussi fondamental de monde ou de culture. Aujourd’hui, après trois ans passés ici, on se sent encore comme en voyage, ou comme si nous évoluions dans un film. On n’en finit plus d’être étonnés, et pourtant peu à peu, on change et on s’observe en train de changer : tout contents de voir notre regard sur le décor s’aiguiser, de parvenir à nommer les essences d’arbres et les oiseaux, de percevoir les signes des saisons, de connaître le nom des gens aussi.
Le village qu’on a choisi est à une heure de la gare et de l’autoroute. C’est cette distance aux réseaux qui a préservé le paysage, en le tenant éloigné de la ville, sans qu’on soit pour autant aussi isolés que dans le Morvan ou dans les Combrailles. Depuis qu’on est ici, des banlieues de petites villes qui nous semblaient bucoliques et presque rurales il y a peu, nous semblent maintenant appartenir totalement au monde urbain. Et plus généralement, désormais, beaucoup d’endroits nous semblent moches.
Notre perception de l’espace et des distances a beaucoup changé ; l’usage quotidien de la voiture, au détriment de notre santé cardiovasculaire, y est pour beaucoup. Quand on va chercher le pain à cinq minutes en voiture au village d’à côté, on a déjà traversé Paris du nord au sud. C’est bizarre quand on y pense. À l’inverse, quand on va en ville maintenant, la marche nous épuise, comme les innombrables visages à regarder, et les sirènes incessantes des pompiers. Quand on quitte la ville pour la campagne, la baisse de densité humaine est vertigineuse : dans une rame de la ligne 1 du métro parisien, on fait tenir toute la population de Saints. Et paradoxalement, ça rend les gens beaucoup plus présents.
On n’imaginait pas forcément qu’on serait accueillis d’une manière ou d’une autre, on ne s’imaginait pas grand-chose et on a été accueillis avec un réel enthousiasme. À l’échelle du village, l’arrivée de nouvelles personnes est a priori perçue comme une bonne nouvelle, d’autant plus si elles ont des enfants à scolariser. Le maintien d’une école est essentiel ; les municipalités successives y ont veillé, mais c’est un équilibre fragile et la présence d’un élève en plus ou en moins compte pour la vie collective.
Ici, à part des velléités récentes d’école alternative privée dans un village voisin, les élèves de primaire vont tous à l’école publique, quel que soit leur milieu social : l’école réunit tous les enfants. À Ivry, où nous vivions avant, ce n’était pas le cas. C’est là-bas qu’on est devenus parents, et la maison se trouvait à cent-cinquante mètres d’une école publique, toute neuve. C’est en y inscrivant notre fille qu’on a réalisé que la mixité du quartier était très superficielle : nos voisins éduqués et diplômés, plutôt privilégiés et votant à gauche, n’envisageaient pas pour la plupart d’envoyer leurs enfants à l’école du bout de la rue. Cette pratique de l’évitement scolaire n’était pas assumée, mais masquée par diverses considérations : attrait pour l’école alternative située à vingt minutes de voiture, soi-disant absence de projet pédagogique à l’école publique, absentéisme des enseignants, niveau trop faible. Ce qui se dégageait de tout cela, c’était la peur : la peur que leurs enfants ne soient pas avec des gens « comme eux », qu’ils soient tirés par le bas, et n’aient pas accès à ce qui se fait de mieux. La crainte de certains d’envoyer leurs enfants dans un ghetto a fini par fabriquer un ghetto pour les autres.
On avait l’impression d’une sorte de paradoxe chez nos voisins : être partie prenante de toutes les réunions de quartier, mais ne pas mettre ses enfants à l’école du coin ; acheter un pavillon des années 70 et s’imaginer en faire une maison passive ; prendre l’avion toutes les semaines pour le travail, et passer des heures à réfléchir à comment ne pas prendre la voiture le week-end ; travailler comme consultant pour une multinationale, et s’offusquer quand quelqu’un achète un Mac. Nos propres motivations n’étaient pas exemptes de contradictions, pas forcément glorieuses : on était tout contents de vivre dans un quartier populaire aussi parce que ça nous permettait de payer une petite maison le prix d’un trente mètres carrés à Paris.
Grâce à l’apport de la famille d’Amélie, en décalage avec le revenu procuré par nos activités artistiques, nous avions pu nous offrir cet espace, un jardin, et un atelier pour Louis. Avec cet héritage, on s’est installé dans le dernier bastion de ce qu’on appelait la Banlieue rouge, et on était content de se plonger là-dedans : c’est ce que Louis appelait ironiquement notre fiction de gauche – se raconter une histoire selon laquelle on n’appartient pas à une élite bourgeoise puisqu’on habite un quartier pauvre.
Notre quartier concentrait des écarts matériels et symboliques très profonds : une rue sur les trottoirs de laquelle des roms vivaient et collectaient de la ferraille ; un équipement d’accueil pour les migrants ; 30 % de la population vivant en-dessous du seuil de pauvreté ; et des bourgeois, comme nous, mais qui peinaient à se représenter comme tels. On avait l’impression que cette communauté informelle, dont nous faisions partie, n’habitait pas l’endroit où elle vivait ; on s’est un peu isolés, profitant de la bulle que constituaient notre maison et son jardin, prolongeant notre sociabilité et nos habitudes parisiennes.
Arrivés à Saints, on a eu à nouveau à inscrire notre enfant à l’école, et la configuration y est toute différente. Les écarts sociaux et économiques sont beaucoup moins importants qu’à Ivry, mais les gens vivent davantage les uns avec les autres. Il ne s’agit pas de mixité sociale au sens plein, mais cela s’en approche davantage. En revanche, comparé aux dizaines de nationalités présentes à Ivry, on peut dire qu’il n’y a aucune mixité culturelle. Ici, la quasi-totalité des familles sont présentes sur le territoire depuis plusieurs générations. Avec l’activité agricole, forestière, et le bâti, les gens ont façonné et entretenu le territoire ; ils en partent peu, en partie parce qu’ils sont bien, et le sentiment d’appartenance est très fort.
À la première fête où on nous a invités, une personne nous a dit : « Ah, c’est vous les nouveaux colons ? » Ça nous a un peu interloqués. Peu de temps après, cette même personne constatant qu’on fermait la porte à clé la nuit a dit, « c’est bien un truc de Parisien, jamais un autochtone ne ferait ça ! ». Cela venait de quelqu’un que nous trouvions sympathique, mais pour autant, nous ne savions pas trop quoi faire de ces remarques, à part y déceler une forme d’hostilité. On se disait qu’on n’était tout de même pas des colons et l’analogie nous paraissait un peu exagérée.
Selon le même mouvement que nous, pas mal de gens venant de Paris viennent s’installer dans le coin : des personnes entre 35 et 40 ans, ayant pour la plupart des vies en lien avec le monde culturel : artistes, graphistes, comédiens, metteurs en scène, documentaristes, musiciens,etc. L’homogénéité de leurs activités, de leur âge et leurs origines sociales a assez vite formé une communauté informelle au sein de laquelle on s’est fait des amis.
Les motivations de l’installation de ces néo-ruraux sont très formulées : il est souvent question de transition écologique, politique, avec parfois des velléités d’autonomie alimentaire et énergétique. On retrouve avec étonnement la peur qui habitait nos voisins ivryens : peur du réchauffement climatique, de la guerre, fantasme de la catastrophe. Pour la plupart, cette attitude se résume à des discours vertueux ; certains plantent trois patates et imaginent être capables ainsi de survivre à tout ; d’autres plus rares, se sont construit un bunker, ou possèdent des armes à feu.
Dans un registre plus altruiste, des réseaux d’entraide se sont construits autour de listes de diffusion par mail : untel, dans telle commune, a besoin d’une pelle, d’un chargeur d’ordi, d’un covoiturage. Il y a parfois des demandes étranges sur ces listes : une personne cherchant, pour dans cinq jours, une pelleteuse électrique (sic) ou des volontaires pour décaisser le sol d’une grange de 200 m2 sur quarante centimètres ; une autre échangeant trois tabourets de bar contre un curage de ses gouttières et un débroussaillage complet de son terrain. Ce qui nous frappe, c’est l’aspect hors-sol et la dinguerie qui se dégagent de toute cette solitude.
Les gens habitant ici depuis toujours ignorent souvent l’existence de ces listes d’entraide, car ils n’en ont aucun besoin : leurs réseaux amicaux, familiaux leur permettent de se sortir de presque n’importe quelle situation ; ainsi, une amie qui a grandi ici se vante de ne pas avoir souscrit de contrat d’assistance pour sa voiture, car elle dit connaître au moins cinq personnes qu’elle pourrait appeler au milieu de la nuit si elle tombait en panne en pleine forêt. Ce qui est frappant, c’est que les personnes qui arrivent de la ville et créent ces structures d’entraide, ont le sentiment d’être des pionniers ; comme s’ils ne s’étaient pas abaissés à regarder ce que les gens, ici, savaient déjà faire : cet aveuglement leur donne un surplomb parfois violent.
Nous avons retrouvé le même type de mécanisme dans des projets d’action culturelle mettant en avant la solidarité, l’entraide, la transversalité ; le recours à la pensée universitaire par les urbains est un sésame permettant de traduire leurs projets en demandes de financement public qui aboutissent. Certaines de ces initiatives ont un destin vraiment heureux, apportant quelque chose qui n’existait pas ici avant, avec une forme de décence et d’exigence. D’autres donnent plutôt l’impression d’être des hubs identitaires, un peu comme les cercles d’expats à l’étranger ; et il y a un réel manque de lucidité à ce sujet de la part des organisateurs et des partenaires. Ce qui nous paraît judicieux de relever, c’est la dimension extractive de l’économie ainsi créée : la « ruralité » est exploitée comme une ressource, sans égard pour le milieu qui la produit. Finalement, le terme « colons » qui nous avait été lancé sur le registre de la blague lors d’une soirée ne nous apparaît plus tout à fait dénué de sens.
Difficile pour nous de nous exclure de cette nouvelle population, difficile aussi de nous y identifier totalement, tant notre venue ici ne reposait sur aucun objectif autre que familial, individuel, sûrement individualiste. Paradoxalement, le fait de ne pas être guidés par un projet que nous aurions formulé de l’extérieur nous a fait aborder les choses de façon assez terre-à-terre : ni l’un ni l’autre n’avait eu la moindre responsabilité associative auparavant, mais Louis est devenu trésorier de l’association qui recherche de l’argent pour financer les activités des enfants à l’école ; Amélie a pris le poste de secrétaire du bureau de la crèche. On a vu ça comme un deal : si tu viens t’installer ici, tu participes d’une manière ou d’une autre.
En ville, la densité humaine énorme fait qu’on ne peut passer du temps avec tout le monde ; ce sont nos affinités qui finissent par filtrer et déterminer qui deviendront nos proches, parce qu’il faut bien choisir. Ici, les affinités ont évidemment leur place, mais beaucoup d’activités comme, justement, la vie associative nous amènent à passer du temps avec des personnes que notre filtre urbain aurait laissées à l’extérieur de notre cercle. Concrètement, nous rencontrons beaucoup de gens ici, et notre vie sociale débute en sortant de chez nous, avec nos voisins. Partout, si on croise des gens, ce sont des gens qu’on connaît. Pas une sortie au supermarché, ou au café, sans croiser une connaissance. Les maisons sont grandes, les déplacements aisés, tout est facilité pour se voir, manger ensemble, etc.
Passée une sorte de phase d’observation réciproque, on s’est donc fait des amis et on commence à travailler sur place : Amélie écrit un feuilleton dans le journal communal, Louis fait des meubles pour un centre de formation voisin… Pourtant, on a l’impression dans cette vie sociale riche et agréable de laisser de côté une partie essentielle de ce qui nous constitue. On ne parle jamais de ce qu’on fait de nos journées, de ce qu’on lit, de ce qui nous émeut. Il y a une méconnaissance de nos domaines d’activité et de leurs spécificités. On a ainsi appris que notre vieille voisine se demandait si nous travaillions vraiment, car elle ne voyait la lumière s’allumer qu’à partir de 7h30 le matin et que nous ne quittions pas la maison. Et pour autant, elle ne tente pas d’en savoir davantage. Globalement, d’une certaine façon, ce qu’on fait dans la vie n’intéresse pas grand monde.
Il existe comme partout (excepté peut-être dans les quartiers privilégiés des grandes villes), un a priori bien ancré sur les artistes et il n’est pas facile de s’en défaire. En arrivant, Louis a même préféré se présenter comme menuisier, métier qu’il a exercé ; Amélie, elle, a plus ou moins assumé son activité d’écrivain, généralement mieux accueillie. En France, la littérature est valorisée, enseignée et tout le monde a une petite idée de ce que fait un écrivain de ses journées. Il en va tout autrement de la figure de l’artiste : fainéant hippie ou capitaliste cynique. Nous avons, tous les deux, une forme de pudeur à nous présenter d’emblée comme artistes, et il y a sans doute là-dedans une forme de sentiment de supériorité : on se sent à part. On éprouve tout autant une honte à ne pas exercer une profession essentielle : comment comparer ce qui occupe nos journées à la construction d’une maison, l’élevage d’animaux, la culture des céréales. C’est d’autant plus compliqué à vivre que la faible densité de population ici s’accompagne d’une grande transparence : à une certaine échelle, tout le monde sait qui fait quoi.
Nos vies artistiques intérieures et notre vie sociale sont ainsi très étanches l’une à l’autre, et on aimerait parvenir à faire circuler quelque chose entre les deux. Il se trouve que le journal communal dans lequel Amélie a écrit est très lu : le feuilleton qu’elle y propose a certainement touché plus de lecteurs que beaucoup des textes qu’elle a publiés cette année. L’exemple de la circulation de ce journal qu’on trouve chez tout le monde est très enthousiasmant. Nous avons fini par nous dire que, pour sortir du placard et partager quelque chose de ce qui nous habite, nous pourrions créer nous aussi un objet imprimé. On l’appellerait La Chapelle. Il s’agirait autant d’évoquer nos émotions artistiques en interviewant une peintre néerlandaise dont on aime le travail, un poète dijonnais, que de faire découvrir à l’extérieur ce qui nous intéresse ici, en présentant le travail d’une floricultrice, en racontant la vie d’un ancien maire agriculteur et syndicaliste, ou en interviewant le boucher itinérant. La Chapelle, c’est le nom du hameau où l’on vit. On a eu beau chercher, et demander autour de nous, personne ne sait plus où était la chapelle de La Chapelle.